Partie 3: Les limites de la gastronomie moléculaire

1. Aller contre nature?

Le monde de la restauration a compris qu’en tenant compte des propriétés physico-chimiques des aliments introduites par la gastronomie moléculaire, il devient possible d’enrichir la gamme des faisabilités gastronomiques.

De nombreux chefs affiliés à cette école s’engouffrent dans la cuisine moléculaire, mais cette décision fait l’objet de nombreux débats : certains voient dans la cuisine moléculaire et sa complexité de mise en œuvre un danger lié à une mécanisation discutable de l’approche gastronomique.
«Oui à la cuisine moléculaire quand elle relève du progrès et non du gadget et qu'elle ne perd pas de vue la seule chose qui compte: le goût», tranche Pierre Gagnaire, trois étoiles parisien et acolyte d'Hervé This.
Jacques Decoret, à Vichy, fait un foie gras de canard en choucroute imaginaire, où le chou s'invite en gelée et le genièvre en jus détonant.
La cuisine moléculaire est à la mode mais curieusement, le chef francais ne semble pas la revendiquer : «Je me réfrène volontairement dans mes expériences moléculaires, car "acide tartrique" et "gomme de Xanthane", ça fait peur à mes clients » dit-il. « Et ils ont aussi envie d'avoir des choses à mâcher dans leur assiette.»
Ce sentiment est partagé par Patrick Chazallet, célèbre critique gastronomique dans la presse spécialisée, qui lui va à l’encontre de la tendance et décrit la cuisine moléculaire comme tel :

« - Quelle que soit la technique employée, le résultat est mou. Il n’y a plus rien à mâcher, la texture est envoyée aux oubliettes.
- Le produit passe toujours après la prouesse technique.
- La notion essentielle de chaleur n’existe plus ; tout est froid ou tiède. Appelons donc ces restaurants « laboratoires culinaires » et chacun saura ce qui l’attend en poussant la porte. »
Cette intervention résume bien la principale critique qui est faite à l’encontre de la cuisine moléculaire : le produit, son origine et sa cuisson ne sont plus mis en avant dans la cuisine moléculaire, au profit de la valorisation de la prouesse technique.


Coupe


En effet la cuisine moléculaire aurait tendance, selon certains critiques, à privilégier la prouesse scientifique et les noms incroyables tels que Caviar de whisky, Sorbet à l’ail ou Canellonis de chocolat noir au détriment de ce qui a fait le succès de la cuisine depuis toujours : la qualité des ingrédients utilisés.
De plus le manque de matière dans certaines préparations ne plaît pas à tout le monde, les plats étant souvent jugés trop liquides et sans consistance.
A cela s’ajoute le fait que la cuisine moléculaire est souvent décrite comme une cuisine « peu chaleureuse », en raison des réalisations qui ne sont que rarement chaudes, ce qui contribue au sentiment de « cuisine de laboratoire ». Sentiment qui, d’ailleurs, et parfaitement légitime puisque Ferran Adrià, propriétaire du El Bulli sur la Costa Brava en Espagne ferme son restaurant d’octobre à avril pour travailler dans sa cuisine-laboratoire afin d’élaborer et raffiner ses techniques.


Même Thierry Marx, le plus avant-gardiste des chefs français, prévient: «Ma génération reste prudente . Je me méfie beaucoup de la nouveauté pour la nouveauté ».
Dans le même registre, Cristophe Laurent, professeur à l’école hôtelière de Lausanne affirme que «après vingt ans d’existence, la cuisine moléculaire est en phase descendante, trop de moléculaire tue le moléculaire! De tendance, la cuisine moléculaire est devenue mode, avec ce côté éphémère. Par contre, elle aura eu pour vertu de sortir les mets de leurs assiettes et de stimuler la créativité de tous les chefs. »
En marge des débats constants entre les défenseurs de la cuisine moléculaire et ceux de la cuisine plus traditionnelle, tout le monde s’accorde sur le fait qu’il est devenu indispensable de changer la dénomination de la cuisine moléculaire, étant donné que toutes les sortes de cuisine sont composées de molécules : « notes à notes » et « constructives » sont chuchotées au dessus des marmites pour succéder au terme que l’on connaît actuellement et qui suscite à lui seul plusieurs critiques.


Adria


Pour finir, le critique Neirinck soutient le fait que se profile à l’horizon le risque de ce qu’il appelle une dérive gastronomique, c’est à dire le moment où l’expérience gustative prendrait le pas sur l’acte alimentaire, manger cesserait alors d’être la raison même du repas au profit des sensations lors de la mise en bouche.
Or les aliments ne se limitent pas à leurs simples dimensions gustatives, ils sont aussi destinés à être incorporés physiquement et symboliquement. Ces aliments sont porteurs de sens : le repas est une réunion de personnes ayant plus à partager que des découvertes gustatives, il doit justement rester le prétexte à une rencontre conviviale et chaleureuse. Cet aspect anthropologique et physique ne doit pas être oublié sous peine de transformer le fait de se nourrir en une simple obligation.
De plus, quiconque a tenté de se lancer dans une expérience « moléculaire » se sera rendu compte que compte tenu du prix des ustensiles et additifs que la cuisine moléculaire requiert, il est pour l’instant difficile d’envisager une alimentation quotidienne basée sur celle-ci, ce qui limite pour l’instant son intérêt à grande échelle.

Et puis, on est en droit de se demander quelles seront les conséquences sur la santé d’une consommation excessive de produits "moléculaires", azotés ou autres. À l’heure où l’alimentation saine demeure une des principales préoccupations de la population ( impact des OGM, agriculture biologique ...), la question semble légitime. La cuisine moléculaire et ses produits dérivés doivent encore faire leurs preuves dans ce domaine. Ce qui nous conduit à notre seconde partie, le danger que constitue la cuisine moléculaire pour la santé.

2. La cuisine moléculaire constitue t-elle un danger pour la santé?

Comme vous l’avez sans doute compris, le monde gastronomique connaît actuellement de vives tensions autour de la cuisine moléculaire, et notamment au sujet des risques que celles-ci pourrait occasionner pour la santé.

Santi Santamaria, célèbre chef espagnol qui s’affirme comme un des plus rigoureux défenseur de la cuisine traditionnelle, met en cause l’usage de substances artificielles dans les créations des autres grands chefs, telle que la methylcellulose, un gélifiant d’origine végétal et propose donc que les restaurants publient la liste de leurs ingrédients comme est obligée de le faire l’industrie alimentaire.
Auparavant il avait attaqué ceux parmi ses collègues qui " remplissent leurs assiettes de gélifiants et d’émulsifiants de laboratoires" et mettent en danger la " santé publique"
Ces accusations ont amené le ministère de la santé espagnol à rappeler que tous les produits utilisés dans la restauration espagnole répondent aux normes européennes et ne peuvent être en aucun cas la source directe de troubles chez l’être humain.
Pour conforter ces affirmations, plusieurs études chimiques ont été lancées par de nombreux pays dans le but de trouver les dangers réels que pourrait provoquer la cuisine moléculaire.
En France, l’INRA (institut scientifique de recherche agronomique publique finalisée) poursuit ces études par la recherche de relations formule-activité. Sachant que tout système physico-chimique a des propriétés physiques et chimiques variées (optiques, rhéologiques, mécaniques, de libération de molécules spécifiques, à effet gustatif ou toxiques….), il est nécessaire d’étudier les transferts de matière au cours des transformations culinaires : ce sont ces transferts qui déterminent les véritables actions des nutriments.
L’étude des réactions chimiques qui s’opèrent lors des transformations culinaires a ensuite été complétée par l’étude des modifications chimiques des aliments lors de ces mêmes transformations culinaires.
Toutes ces études s’étant révélées positives, le groupe INRA de gastronomie moléculaire accompagne maintenant le développement de la « cuisine moléculaire », dans l’ensemble des pays du monde par un soutien technique et financier.Mais malgré toutes ces études positives, la cuisine moléculaire peine à se débarrasser de son image de cuisine « chimique » et de surcroît nocive.

Ces pressentiments ont été renforcés par une affaire importante qui survint en Grande Bretagne au Fat Duck, et qui n'aurait sans doute pas eu ce retentissement mondial s'il ne s'agissait d'un restaurant triplement étoilé par le guide Michelin et haut lieu de la cuisine moléculaire, réputée grande utilisatrice de produits et d'additifs chimiques.
Après une semaine d’investigation dans son restaurant, Heston Blumenthal, le chef du Fat Duck avouait sa perplexité quant à la présence d'un virus inconnu dans ses cuisines; mais curieusement personne ne s’interrogea sur les additifs utilisés par le cuisiner pour élaborer ses recettes. Or au Fat Duck sont employés non seulement l'azote liquide pour la confection de glaces et de sorbets, mais aussi les perles d'alginates, la méthylcellulose dont nous avons précédemment parlé, les amidons modifiés, et autres gommes variées. En effet au-delà de certaines quantités, plusieurs de ces produits sont laxatifs, d'autres allergisants ou indigestes.


Fat Duck


Depuis que le premier client a révélé publiquement l'intoxication alimentaire de son épouse après un dîner dans le célèbre restaurant espagnol El Bulli, les langues se sont déliées.
A tel point que l'été dernier, le chef barcelonais Santi Santamaria, trois étoiles au Michelin également, accusait clairement son collègue catalan "d'empoisonner ses clients" et en venait à se poser cette question qui secoua tout l’univers de la cuisine moléculaire : " Comment légitimer l’alimentation naturelle et le régime méditerranéen si nous utilisons les mêmes additifs que les chaînes de fast-food ? "
Justement, profitons-en pour faire un point sur les additifs qui peuvent être utilisés dans la cuisine moléculaire : les additifs alimentaires sont des substances ajoutées en petite quantité à une denrée alimentaire dans un but technologique. Seules les substances répertoriées dans la liste des additifs autorisés peuvent être employés (liste dite positive). En Europe, les substances autorisées sont désignées par un code formé de la lettre E (pour « Europe ») suivi de trois chiffres.
L’emploi des additifs a pour but : l’accroissement des possibilités de conservation par réduction des risques d’altération chimique (agents anti-oxygènes), le maintien ou l’amélioration de la structure physique (agents émulsifiants, agents de texture), l’amélioration de la présentation visuelle (colorants). Aujourd’hui, en France, 22 catégories d’additifs sont autorisés : colorants, conservateurs, anti-oxygènes, émulsifiants, épaississants, gélifiants, stabilisants…etc


Azote


Mais une nouvelle querelle vient d'être relancée par la sortie du livre de Jörg Zipprick, journaliste allemand très avisé qui, témoignages à l'appui, met en lumière les dangers des recettes et produits employés chez El Bulli comme au Fat Duck, et révèle qu'ils ont été élaborés et testés en Allemagne dans un centre de transfert technologique, dans le cadre du programme Inicon, financé depuis 2003 par la Communauté européenne et l'industrie chimique.
Cette révélation amène certaines personnes à penser que la cuisine moléculaire n'est que la "vitrine affirmée de l'industrie chimico-alimentaire".
Même le quotidien Le Monde se questionne si « on doit, sous prétexte de modernité culinaire, laisser l'industrie chimique imposer des produits irrationnels peu coûteux, mais générateurs de marges généreuses, alors qu’ils peuvent se révéler dangereux pour la santé et qu’ils sont réputés toxiques ?"
Cette déclaration atteste du malaise qui règne autour de la cuisine moléculaire : en dépit de toutes les études organisées par les ministères, celle-ci ne parvient pas encore à s’imposer pleinement dans un milieu qui ne voit en elle qu’une preuve de l’incursion de l’industrie chimico-alimentaire dans la restauration.



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